vendredi 26 février 2010

L’AUTEUR DES TEMPS MAUVAIS

Un jour, dans un endroit un peu étrange de l’univers, vivait un homme au talent inédit. Dans sa cabane de bois, confortablement isolée des bruits de la ville, s’entassaient des tonnes de livres. Le facteur du village, bavard à souhait, racontait d’ailleurs qu’il recevait chaque jour, plus d’une dizaine de bouquins, d’un peu partout dans le monde. En fait, sans en connaître la véritable provenance, tous s’accordaient à dire que toutes les plus belles fables, tous les plus merveilleux contes, toutes les plus magiques histoires finissaient un jour ou l’autre par lui être envoyées. Que faisait-il de tous ces livres? Ça, personne ne le savait.

Chaque matin, aux aurores, l’homme choisissait, au hasard, une histoire dans l’une de ses nombreuses bibliothèques. Il montait ensuite à l’étage, se préparait une tasse de café brûlant et entreprenait la lecture sommaire de l’œuvre choisie. Puis, il réécrivant le tout s’assurant que la fin y soit éminemment malheureuse. C’est que, voyez-vous, l’homme cachait un grand secret : il lui était impossible de concevoir des fins heureuses. Aimant la compagnie des livres et leur apport nourricier, il s’avérait impensable pour lui de s’obliger à subir constamment les déferlements émotifs de tous ces dénouements exagérément heureux, si typiques aux contes de fées. Pourquoi diantre tant d’esclandres d’irréel ? Pourquoi tant de bonheurs futiles alors que la vie ressemble bien plus à un amas de tristesse, à un monument de morosité?

Mettant à profit son talent d’écriture, il entreprit donc de devenir l’auteur des temps mauvais. Grâce à son apport réaliste, le vilain petit canard ne devint donc jamais un cygne et mourus triste et esseulé sur le bord de son étang. La belle au bois dormant ne s’éveilla jamais non plus sous le doux baiser de son prince charmant. Il en choisi plutôt une autre, plus belle, plus éveillée, avec laquelle il aurait volontiers partagé sa vie s’il n’avait pas été bêtement tué par la ruade d’un cheval sauvage.

Pinocchio, pour sa part, continua de mentir, si bien qu’il ne devient jamais un véritable petit garçon, reléguant du même coup la fée bleue aux oubliettes. Comme si ce n’était pas suffisant, Jiminy Grillon se morfondit pour le reste de ses jours dans l’amertume et la culpabilité de ne pas avoir pu transmettre efficacement ses conseils à l’entêtée marionnette.
Étonnamment, les chasseurs arrivèrent à temps pour ouvrir le loup et délivrer le petit chaperon rouge et sa grand-mère. Mais, la scène se termina dans un rituel funeste ou les deux protagonistes furent trouvés morts et digérés depuis longtemps. Même Cendrillon, n’eut aucune aide pour terminer sa robe de bal. C’est plutôt la plus affreuse de ses demi-sœurs qui, fut l’heureuse élue et mena avec le prince une vie de violence et de pauvreté. Et, il en fut ainsi pour des dizaines et des dizaines de contes, de légendes et de fables.

Chaque soir, convaincu de la justesse de sa démarche, l’homme s’endormait l’esprit paisible, le cœur sans éclats sur un nouveau livre tristement transformé. Mais, en aurait-il ainsi s’il avait su l’impact réel de sa mission si égoïstement accomplie ?

Ailleurs, à l’autre bout des mondes, un jeune garçon revenait de sa classe le cœur gonflé d’espoir. Après des semaines passées à désherber le jardin de Mme Fleurette et à promener le chien de M. Schnauzer, il avait enfin réussi à économiser assez d’argent pour se procurer son livre préféré, l’histoire magique d’Hansel et Gretel.

Alors qu’il était enfant, son grand-père avait pris l’habitude de la lui raconter tous les soirs, imitant tours à tours la voix sordide de la sorcière puis l’euphorie contagieuse des enfants enfin libérés. Or, le grand-père les avait quitté, sa sœur et lui, quelques mois plus tôt, emporté par une épidémie de fièvre espagnole. Il s’agissait donc maintenant bien plus que d’une histoire Il s’agissait de faire revivre, en lui, l’espoir d’une vie triomphant enfin de la mort.

Le livre bien à l’abri dans son parka, il entra chez lui en coup de vent. Sa sœur soupira d’exaspération sous l’amoncèlement de neige qu’avaient laissé ses bottes sur le tapis fraîchement balayé mais, elle se retint de le gronder. Elle se contenta de l’observer du coin de son œil amusé tandis que le jeune lecteur se réfugiait, tout près du feu, en plongeant dans l’histoire de ses souvenirs, des yeux ronds de bonheur.

Pendant ce temps, chez l’auteur des temps mauvais, la bouilloire sifflait une nouvelle victoire. Tout en infusant son thé, l’auteur se leva pour remettre en place le livre de la journée. Sur la couverture rouge, on pouvait y lire en grandes lettres dorées, Hensel et Gretel.

Plusieurs d’entres-vous auront sans doute bien envie de prendre ici une pause, question de pouvoir se préparer mentalement à la suite de cette histoire. Beaucoup prieront aussi intérieurement pour qu’un événement inattendu survienne épargnant au jeune garçon les foudres du mauvais sort jeté sur son livre tant aimé. Certains, les plus utopiques, souhaiteront même à l’homme un coup d’esprit repentant qui, grâce à la découverte d’un crayon magique, redonnerait à tous les livres la fin heureuse qui leur était destinée…

Mais, ne rêvez pas trop. Il n’y a pas de bonne nouvelle. Cette histoire est passée il y a des lunes déjà sous le scalpel morose de l’auteur des temps mauvais. Alors, mieux vaut se résigner à la suite des choses…

Le jeune lecteur resta un long moment interloqué devant le conte qui jadis, l’avait tant fait rêver. Se pouvait-il que, dans son imaginaire d’enfant, il ait pu modifier intérieurement la fin pour la rendre plus joyeuse. Pire, était-ce possible que son grand-père lui ait « gentiment » menti pour lui épargner la triste réalité du conte ?

Les yeux baignés de larmes, il referma le livre et entreprit de le lire une nouvelle fois du bout des doigts, effleurant chacun des mots pour mieux les ressentir. Il examina aussi longuement les détails de chaque image. Il s’efforça de reconnaître particulièrement cette scène ou la sorcière, ricanant de ses trois dents, se félicitait d’avoir si divinement apprêté les deux enfants. Mais, rien ne ressemblait à rien. Qu’était-il advenu du courage, de la complicité et par-dessus tout la magie ?

Il sentit peu à peu son cœur se refroidir. L’issue aurait sans nul doute été fatale si sa sœur n’avait pas lancé, à sa vue, un cri d’effroi. Elle lui ordonna fermement de refermer le livre mais, les dommages étaient déjà bien apparents. Son frère venait de vieillir de près de trente ans en moins de trois minutes et les rides qu’il avait maintenant à ses yeux, traduirait à jamais sa lourde déception.

Fier d’avoir offert à la sorcière un festin beaucoup plus à propos, l’auteur alla quant à lui se mettre au lit. Il souffla la bougie mais, le sommeil ne vint pas. Lui, ordinairement si calme sentait l’angoisse le guetter, là dehors, comme un ennemi qui vous observerait en silence, derrière une fenêtre. Il se résonna enfin et se recoucha convaincu des nombreux avantages du dramatique de sa propre fin. Sa mort, aussi macabre soit-elle, aurait au moins le charme réaliste de ses plus morbides écrits.

Or, cette nuit là, il n’arrivait plus à dompter les dragons de ses insomnies Il se releva donc et joignit l’inutile au désagréable en choisissant dès lors, le conte du lendemain. Son choix s’arrêta sur un bouquin dont les nouvelles issues fatalistes seraient tout simplement délectables : Le Chat botté. Croyant à tord que son esprit se reposerait enfin à l’idée de son éventuel travail, il souffla à nouveau la bougie et attendit le sommeil. L’entreprise fût une nouvelle fois ans succès. Résolument résigné, vicieux comme un pléonasme, il sortit finalement sa plume et commença la réécriture nocturne.

Puis, l’impossible se produisit. En un clin d’œil, toutes ses métaphores pessimistes avaient été changées pour des moments heureux, des allusions délicates, des images doucereuses Il posa un instant sa plume pour examiner méticuleusement le manège. Il semblait que celle-ci lui écrivait, à lui, remplaçant un à un, ses mots par d’autres beaucoup trop jolis. Égoïsme céda ainsi sa place à partage, grisaille à arc-en-ciel, questionnements à certitudes, et pire, solitude à amour…

La plume, sous l’emprise d’une évidente euphorie, lui parlait soudain de lunes pleines, de plaisirs gourmands et de voyages mystiques. Il crut un moment en sa propre défaillance. Le manque de sommeil le terrassant sans doute d’hallucinations. Dans un élan de colère, il déchira le livre et brisa sans remords sa plume favorite. Il choisit un autre livre, Blanche Neige, et remplaça la défunte plume par une toute neuve, vierge de tout présupposé enchantement. Il la trempa nerveusement dans l’encrier à de trop multiples reprises, tentant désespérément de reprendre son pouvoir sur les mots en créant des tsunamis d’encre noire.

Il rehaussa d’amertume toutes les plus plates images. Il ajouta de l’indifférence à la fatalité des adjectifs. Il suspendit plus que nécessaires des points au bout des phrases pour leur donner une lourdeur insoutenable. Or, rien n’y fit. Le papier finissant immanquablement par se peupler d’oiseaux à la légèreté attachante qui se déposaient malgré lui sur la corniche de son cœur. Il passa ainsi tout le reste de la nuit à se questionner sur l’émergence de cet inattendu déluge d’émotions, le cœur à demi-noyé, à demi-ressuscité par tant de fulgurantes métaphores.

Au matin, la jeune sœur de notre lecteur prépara de savoureuses crêpes au beurre et du jus d’agrumes fraîchement pressés. Des ombres de fatigue inventaient des plages sous ses yeux mais, ses lèvres s’humectaient d’un doux sirop de satisfaction. Elle avait en fait passé toute la nuit à écrire des alexandrins, des allégories, des ritournelles et des récits à l’auteur du livre maléfique qui, la veille, avait impunément terrassé son frère.

Sans savoir si celui-ci reconsidérerait le dénouement malheureux du conte, elle était toutefois persuadée d’avoir su trouver le ton parfait pour entrebâiller ce qui lui semblait être, le plus fermé des cœurs. Après avoir relu une dernière fois ses offrandes littéraires, elle parfuma sa lettre d’un léger parfum de pêches et se dirigea vers le bureau poste, l’esprit en fougue.

L’auteur des temps mauvais ne vit pas le matin s’installer. La tête bourdonnante, les sens en dévire, il entama son cinquième café. Il se devait de prendre appui pour éviter de chavirer complètement sous l’influence de ce vertige. L’idée ne lui vint pas d’exulter sa défaillance par l’écriture d’une autre fin tragique. Il n’en avait tout simplement pas la force. Il se sentait lui-même victime du plus rocambolesque des synopsis. Car, bien qui ne l’avouerai jamais, pas même sous l’esquisse d’une scène adorablement fignolée de tortures extrêmes, il avait été touché, droit au cœur. Toutes ces certitudes les plus solidement ancrées, s’en trouveraient éternellement ébranlées.

L’homme se sentait fendre de l’intérieur. Les mots de l’anonyme avait eu ce double tranchant qui ne laisse aucune chance à ses victimes. Paralysé par la peur de céder à sa propre vision chimérique, la faille, en lui, céda. Replié sur lui-même en un dernier soubresaut d’égocentrisme, il assista, impuissant, au plus dévastateur des tremblements de cœur.

Par la voie d’une quelconque magie littéraire, la lettre est un jour parvenue à destination. Le facteur eut beau frapper à plusieurs reprises, l’homme ne lui ouvrit plus. S’est-il écoulé des jours, des semaines, voire des années avant que vous ne lisiez ces lignes? Peu importe pourvu que vous appreniez un jour le tragique destin que fut celui de l’auteur des temps mauvais.

Avouez, que durant un instant vous aviez presque oublié que cette histoire avait été ponctuée de sa touche fataliste? Vous auriez souhaité qu’il accepte ce renouveau intérieur, qu’il le laisse fleurir en lui. Qu’en recevant la lettre, il décide de partir à la rencontre de la belle unissant l’équilibre de leurs mots en un baiser passionné. Mais, cessez donc de rêver, que de gaspillage de temps et de capacités intellectuelles !!! Pffff!

Encore aujourd’hui, on raconte qu’il exerce son talent fou à ne pas être heureux. Il reste confortablement assis à se bercer au gré de l’angoisse qui a troqué le domicile de ses histoires, pour l’intérieur confortable de sa conscience. Au fait, rendez-lui service. Ne vous morfondez pas trop d’inquiétudes pour lui car, cette triste fin, après tout c’est lui qui en est l’auteur.


FIN

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